Pour tous ceux qui l’ont admiré et aimé, c’est-à-dire avant tout pour les innombrables musiciens qui eurent la joie de jouer sous la direction du fondateur de l’Orchestre National, Désiré Emile Inghelbrecht, « Inghel » (pour les familiers), fut un interprète hors classe qui nous a légué un style inoubliable pour les grands chefs-d’oeuvre de la musique française. Mais ces interprétations - désormais de référence historique - que nous devons à Inghelbrecht, font trop souvent oublier que ce chef exceptionnel fut aussi et peut-être avant tout un créateur.
A mesure que l’on pénètre dans ses grandes partitions, on se demande si ce n’est pas là le secret de la réussite transcendante du chef; le pouvoir créateur, la source jaillissante de musique qu’il avait en lui. La liste de ses oeuvres remplit tout un fascicule. Sans doute les générations feront-elles dans cette oeuvre imposante un tri (souvent savoureux avec le recul du temps et lorsque les goûts ont évolué) comme elles l’ont fait dans toutes les oeuvres des musiciens du passé. Mais on est assuré, dès maintenant, de la permanence de certaines pages qu’il faut nommer tout uniment des chefs-d’oeuvre, dans tous les sens du mot, donc aussi dans celui, si rare en réalité pour ses applications possibles, où il désigne une illustration transcendante de tout ce qui, dans l’art, relève du métier - dans ce qu’il y a de plus solide et de plus haut.
Lorsqu’on a le privilège, comme ce fut notre cas, de participer à l’enregistrement de deux de ses partitions majeures, on est impressionné de constater à quel point « Inghel » connaît, pour en tirer des effets et des émotions qui ne sont qu’à lui, toutes les ressources de l’écriture instrumentale et vocale, comment il en use avec une économie et une plénitude magistrales selon ses desseins. Dans ses partitions, où il exige beaucoup de tous et de chacun de ses interprètes, rien n’est laissé au hasard, rien n’est indiqué qui n’ait une efficacité musicale absolue mais que la pratique seule fait découvrir. Pourtant on est loin, chez « Inghel », de cette tyrannie de certains compositeurs dont l’idéal non exprimé, paraît être l’élimination de cet intermédiaire gênant, l’interprète. Il donne à tous ceux auxquels il confie son inspiration des indications d’une netteté précieuse, mais ces conseils ne servant de rien si chacun n’est pas un artiste d’envergure, si chacun n’est pas en mesure de mettre au service de son art une très grande personnalité.
Les deux oeuvres inscrites sur ce disque offrent un exemple parfait de cette nécessité. Pour cette production discographique, nous avions des garanties d’authenticité rares: Mme. Baudry-Godard collabora pendant des années avec D. E. Inghelbrecht et la plupart des musiciens de l’orchestre avaient joué les oeuvres sous la direction du compositeur. Il a été particulièrement émouvant de voir, au cours de l’enregistrement, certains musiciens rappeler la manière, parfois différente de ce qui était indiqué dans le texte imprimé, dont « Inghel » lui-même réalisait tel ou tel passage très ardu ou très particulier lorsqu’il avait découvert au cours des interprétations successives qu’il était possible de l’améliorer encore. Il est bien dommage - mais à cet égard Inghelbrecht partage le sort de beaucoup de très grands interprètes - qu’il ait eu si peu d’occasions de fixer les interprétations de ses oeuvres au cours des dernières années de sa vie, c’est-à-dire à une époque où la technique d’enregistrement avait atteint ce très haut degré d’illusion qui restitue pour les vrais amateurs la vie musicale elle-même. On rêve de ce qu’il aurait pu mettre de son inspiration et de son génie propre dans les interprétations de ses oeuvres, car il mettait beaucoup de vie intime dans ses grandes partitions. Rien n’est plus étranger à la musique « d’Inghel » que cette idée parfois acceptée d’après laquelle la création musicale serait création pure et non expression profonde. Sans doute la musique n’exprime-t-elle qu’elle-même, selon la sentence de Stravinsky; mais justement: elle-même, c’est bien autre chose que construction pure, assemblage et combinaison.
Le compositeur a relaté lui même les conditions dans lesquelles il écrivit le « Requiem » au cours de ce premier hiver de guerre 1940-1941 particulièrement froid et désolé.
« Je désirais - raconte-t-il - écrire une oeuvre pour un cher vieil ami de ma jeunesse, l’abbé Halot, directeur de l’Ecole Gerson, passionné de musique. Il m’avait promis un texte et en le recevant, je m’étais aperçu qu’il ne s’agissait de rien moins que de la Messe des morts. Or, je craignais que l’envoûtement du chef -d’oeuvre de Fauré ne hantât ma pensée, aussi avais-je réfléchi toute une semaine avant de me décider. Je me risquai en pensant que ma connaissance si intime de l’oeuvre de Fauré devait au moins me prévenir des réminiscences. Pour isoler ma pensée, je m’attachai à ce que mon Requiem demeurat strictement liturgique. J’avais demandé à Félix Raugel, dont l’autorité en la matière est incontestable, certaines indications et, tout en travaillant, j’étais pénétré par la tristesse des temps que nous vivions et je songeais à tous ceux qui disparaîtraient autour de moi. Et l’Abbé Halot devait d’ailleurs mourir quelques années plus tard. »
Pourtant cette oeuvre n’est aucunement désespérée. En se plaçant sur le plan strictement musical, il paraît même que l’on pourrait trouver des accents de foi sereine dans « la vie qui n’est pas enlevée, mais transformée seulement » (Préface), des accents de joyeuse confiance. A une orchestration raffinée digne des exemples les plus illustres, Inghelbrecht joint dans ces pages le souci évident d’exprimer la prière de ceux qui sont réunis pour cette liturgie des funérailles. Il y a des passages particulièrement frappants dans les quasi-parlando de ce Requiem où il semble que l’on entende le murmure de la prière commune répercuté par les voûtes, emporté « grâce aux saints anges » comme dit le texte du Canon, jusque sur l’autel de Dieu. Tout compte fait ce Requiem est fort différent de la célèbre partition de Fauré. Une vocalise comme celle du ténor dans le Kyrie est bien trop évocatrice de la tradition musicale byzantine pour ne pas situer d’emblée l’oeuvre sur un tout autre plan. L’âpreté et tout de même le sentiment pénétrant du Dies irae (omis par Fauré et abrégé par Raugel pour Inghelbrecht) renforce encore cette impression. La plus éclatante expression du génie propre du musicien se trouve peut-être dans le Pie Jesu, admirablement interprété d’ailleurs. L’extraordinaire simplicité de la ligne du chant, l’instrumentation souveraine, l’originalité des idées - tout cela disparaît derrière une émotion d’une pureté presque enfantine. Ceux qui ont rencontré « Inghel » pendant ses dernières années se souviennent de cet homme âgé mais demeuré physiquement d’une surprenante jeunesse, de son regard d’une clarté peu commune, celle de la prière de ce Pie Jesu. L’Agnus Dei a cappella pour les trois solistes et les choeurs pose des problèmes redoutables et porte la griffe d’une maîtrise trop rare. Le Libera me est peut-être la page la plus imagée de la partition, il faudrait la détailler à loisir. Pour l’In paradisum, nous avons eu la chance de pouvoir disposer des voix de la Maîtrise dont le timbre jeune est essentiel pour la conception du musicien. On a dit qu’Inghelbrecht avait été élevé hors de la vie de foi, et je n’ai pas eu le privilège de l’interroger dans ce domaine. Mais j’ai la conviction que le musicien qui a écrit cette conclusion admirable ne peut pas, par sa vie profonde, être étranger à la vie éternelle, à la vision béatifique. Car c’est bien, selon un dicton théologique dont on a abusé parfois, la preuve du paradis par le désir.
En tête de Vézelay, Evocations symphoniques, l’auteur a tenu à faire imprimer: « oeuvre commandée et exécutée en première audition par la Radiodiffusion et Télévision Française ». Il est donc tout naturel de citer à son propos ces lignes d’Henry Barraud lorsque l’oeuvre fut donnée en 1966 dans la basilique de Vézelay en hommage à Inghelbrecht:
« Dans ces lieux où tout est grand, les horizons, les voûtes, les clochers, l’ombre que nous évoquons aujourd’hui peut mieux que nulle part ailleurs s’épanouir à son aise et selon ses dimensions véritables. Inghelbrecht n’avait de petit que la taille et cela ne compte pas à l’échelle où nous sommes. Mais rien dans le souvenir que nous gardons de lui ne dément l’élan et la noblesse de ces architectures, les équilibres subtils qui ordonnent leurs proportions, la pureté de l’air qui circule parmi elles et ce qui subsiste dans ces effluves de la foi ardente et dure qui les a fait surgir de terre. Tel était cet artiste, et dans sa création personnelle, et dans son action inlassable et généreuse où il s’oubliait lui-même pour mieux servir les valeurs dans lesquelles il avait mis sa confiance. L’élan, c’était cette vivacité naturelle qui le poussait toujours à entreprendre. La noblesse, elle était sur ce visage racé, elle était dans son désintéressement, elle était dans sa pensée musicale. »
C’est encore Vézelay qu’évoque le témoignage de Jacques Madaule:
« Cette maison de Vézelay, où je voudrais tant me trouver aujourd’hui, pour sceller avec vous dans ses murs la plaque du souvenir, Inghel la nommait volontiers la maison du bonheur. C’est là que le grand artiste venait se reposer des agitations de la vie, devant cette fuite d’horizons successifs qu’il apercevait de sa fenêtre et de son jardin comme autant de portées de musique; il n’y avait plus qu’à les remplir avec les notes que lui inspirait ce haut lieu. Il est étrange et signifiant qu’un si vaste tableau encadrat une aussi chaude intimité. Etrange par le contraste apparent; mais significatif aussi de cette prestigieuse accolade que traçait constamment l’esprit d’Inghel entre le charme évanescent des présences familières et le ton soutenu de ces lointaines vagues figées, comme il arrive dans une partition de son cher Debussy. Ce qu’il y a de plus quotidien et de plus rare au monde: la familiarité de deux âmes qui se soutiennent et se comprennent, dont on ne sait laquelle porte l’autre, s’y accordait tout naturellement à l’ampleur d’un paysage qui ne cessait d’embrasser tous les horizons de la musique. Il avait nommé cela un jour, le Chêne et le Tilleul. Comment notre coeur ne se serrerait-il pas à la pensée que, de ces arbres jumeaux, un seul demeure aujourd’hui présent à nos yeux? Mais je veux croire - et l’éloignement me le permet - qu’il ne s’agit là que d’une cruelle illusion. Il me semble que le chef d’oeuvre que fut cette maison, chef d’oeuvre qui n’est pas seulement fait de belles pierres et d’un jardin où, follement, les fleurs s’embrassent et de la tonnelle où l’on prend l’apéritif, sous la vigne vierge; il me semble, dis-je, que ce chef-d’oeuvre ne cessera jamais d’être habité par celui qui l’avait inspiré et qui en a joui si profondément. C’est là sans doute ce que signifiera pour la foule des passants la plaque inaugurée aujourd’hui. Entre tous, beaucoup se souviendront, certes, qu’il n’y a guère ici-bas de maison du bonheur, comme il n’y eut guère non plus, d’artiste aussi soucieux d’exactitude et de perfection que le fut Inghel. Ce grand musicien avait mérité de connaître, pour un temps moins bref que celui d’une symphonie, l’accord parfait. Cet accord, si difficile à tenir, vous l’avez tenu ici avec lui, Germaine, combien d’années. Et ceux qui n’en furent que les témoins d’un jour, jamais ne pourront l’oublier. Certes, la colline de Montmartre mériterait autant que celle de Vézelay, de célébrer celui qui fut son fils. Mais n’est-ce pas que les deux collines, si dissemblables, se trouvent aujourd’hui d’accord pour célébrer en Inghel un conducteur des harmonies les plus secrètes? Cet accord en vérité, n’est-ce point le chef-d’oeuvre du maître que nous pleurons? »
Il fallait citer ici ces deux témoignages, l’un adressé aux auditeurs de l’O.R.T.F., l’autre à celle qui fut si longtemps la compagne fidèle du grand musicien. On le verra en lisant le texte que le compositeur lui même rédigea lorsqu’il fit imprimer la partition de Vézelay, en précisant qu’il devrait figurer au programme des futures exécutions ou être dit, avant chaque morceau, à la radio. Avec le souci de la précision et de l’atmosphère qui lui était propre, il précisait même « dans ce dernier cas, ne pas séparer les parties III et IV... ». On verra que c’est bien un programme détaillé, mais on verra aussi que ce n’est qu’un point de départ pour une musique combien évocatrice.
« Vézelay, partition écrite en 1952, a été inspirée par la célèbre cité bourguignonne et sa basilique. L‘emploi du folklore y a servi à la plupart des évocations.
I - En route, midi sur la colline. En quittant à Sermizelles la route d’Auxerre à Saulieu, pour suivre la riante vallée de la Cure, on n’aperçoit pas tout d’abord Vézelay. Mais après quelques kilomètres, à un tournant, apparaît soudain, à trois cents mètres d’altitude, la magnifique basilique qui fait penser au saint Graal et au burg de Parsifal en haut du Montsalvat. Une fois gravie l’unique rue bordée de roses trémières, avec ses fenêtres fleuries de géraniums et de fuchsias, on aboutit au parvis de la basilique tandis que sonnent les cloches de midi.
II - Légende des pierres. Lorsqu’on pénètre dans la basilique, un chant des moines semble encore s’élever vers les voûtes tandis qu’on déchiffre les légendes sur les chapiteaux: vision de Saint-Antoine, les péchés capitaux, le veau d’or, la mort du mauvais riche, et tant d’autres récits naïfs des pierres. Franchissant une petite porte surmontée d’un ange sonnant l’olifant, on découvre alors la merveille: le Narthex avec son Christ byzantin autour duquel les apôtres vêtus d’étoffes ondoyantes, semblent animer une danse hiératique.
III - Nocturne. Dans le silence des belles nuits d’été, que trouble seul le chant des grenouilles et des grillons, on pense au temps où, derrière les murailles épaisses des vieilles demeures, jongleurs, vielleux et troubadours de passage, retenus pour distraire quelque seigneur, chantaient l’amour de Rambaut pour Dame Béatrice.
IV - Croisades et combats. Sous les tilleuls et les noyers séculaires des remparts retentirent les chants des troupes les plus diverses: soldats de saint Bernard partant pour la croisade, compagnons de saint Louis ou de Philippe-Auguste et Richard Coeur de Lion, Français, Anglais, Calvinistes de Théodore de Bèze et Révolutionnaires de Quatre-Vingt-Neuf, décapiteurs de saints. Tous disputant de la foi ou de la liberté à coups d’arquebusades au pied de la basilique impérissable.
V - La demeure heureuse. Conclusion sur six vers du sonnet de Plantin: « Le bon-heur de ce monde »:
Avoir une maison commode, propre et belle.
Un jardin tapissé d’espaliers odorants.
Posséder seul, sans bruit, une femme fidèle.
Se contenter de peu, n’espérer rien des grands.
Conserver l’esprit libre et le jugement fort.
C’est attendre chez soi bien doucement la mort. »
Il serait possible de longuement analyser ces pages, de montrer les sources des parties chantées, de reproduire leurs textes, de souligner à quel point, tout en faisant une musique très descriptive, nettement évocatrice, Inghelbrecht use d’une écriture instrumentale d’un modernisme surprenant pour un musicien né en 1880. On pourrait se demander pourquoi le dernier mouvement, réservé aux seules cordes n’est pas encore devenu un best-seller des orchestres de chambre, surtout si on rapproche cette page du célèbre finale de la troisième symphonie de Mahler. Mais peut-être vaut-il mieux espérer que les vrais amateurs chercheront tout cela eux-mêmes en écoutant les cinq pages de Vézelay partition de poche en mains ( Editions Salabert).
Ajoutons seulement le rappel de l’émotion qui nous étreignit tous lorsque nous écoutions, pendant l’enregistrement de la version définitive, « la demeure heureuse », cette page qui est une des traductions sonores les plus vraies et, je crois, les plus durables du bonheur authentique; de celui dont tout en nous affirme qu’il ne saurait finir.
Carl de Nys
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