Franz Joseph Haydn est le «père de la symphonie» et le «père du quatuor». Curieuse simplification historique pour une œuvre qui comporte un nombre considérable de partitions lyriques et religieuses; c’est tout juste si La Création, l’un de ses oratorios a pu obtenir une popularité comparable à la musique instrumentale. Le sommet musical de l’œuvre de Haydn, l’ultime maîtrise, n’est d’ailleurs pas illustrée par des œuvres instrumentales, mais par l’imposante série des messes solennelles qu’il écrivit chaque année pour la fête patronale au début de septembre de la princesse Marie Hermenégilde Esterhazy. Et, couronnant le tout, le grand poème-oratorio Les Saisons.
Dès leur création, les dernières messes de Haydn ont été considérées comme ses plus éminents chefs-d’œuvre, surtout l’une d’entre elle, l’avant dernière en date, celle en si bémol M Hob. XXII-13 qui fut interprétée pour la première fois dans la Bergkirche à Eisenstadt, l’église officielle en quelque sorte de la famille Esterhazy, - le dimanche 13 septembre 1801. Sur la première copie de la partition Johann Adam Hiller a écrit un an après sa première audition: Opus summum viri summi J. Haydn, ce qu’on pourrait traduire par LE chef d’œuvre d’un des plus grands. Dès 1804 l’éditeur Breitkopf en publiait la partition, ce qui était rare à l’époque.
On la connaît aujourd’hui comme Messe de la Création; l’enregistrement que nous présentons a été, lors de sa parution (1962), le premier du répertoire. Le qualificatif de «Messe de la Création» lui a été attribué au siècle dernier (mais il n’est pas de Haydn!) parcequ’il y a dans le Gloria, sur les mots Qui tollis peccata mundi chantés par la basse, une quasi-citation d’un air de La Création célébrant la joie du matin (Der tauende Morgen, o, wie ermuntert er). Pourtant il ne s’agit pas d’une citation littérale: le tempo et l’accompagnement sont différents du passage correspondant de l’oratorio. Dans la messe Haydn cite la mélodie d’abord dans un prélude instrumental confié aux clarinettes et aux cors avant de la faire chanter par la basse soliste.
L’impératrice Marie-Thérèse fut choquée par cette citation et Haydn dût modifier ce passage pourtant admirable; dans l’enregistrement présenté on a bien entendu restitué le texte original de la partition autographe, qui venait d’ailleurs d’être publiée à l’époque en fac-similé. Il n’est pas difficile de comprendre le sens de cette quasi-citation. Dans La Création le duo N° 32 exalte la grandeur du couple humain au sommet de toutes les œuvres du Seigneur; la théologie a toujours expliqué que Dieu est devenu homme pour restituer la dignité humaine ou (selon les mots de Saint Irénée) pour que l’homme puisse devenir Dieu. Le rapprochement entre le duo d’Adam et Eve et le Qui tollis (Toi qui a assumé tout le mal du monde) correspond donc à un symbolisme liturgique profond.
Cette Messe de la Création utilise un orchestre particulièrement riche dont le musicien a génialement exploité tous les timbres: 2 hautbois, 2 clarinettes, 2 bassons, 2 cors, 2 trompettes et timbales viennent se joindre au chœur des cordes; dans l’Et incarnatus est - émouvante pastorale de Noël, - l’orgue qui accompagne l’ensemble de la partition devient concertant et Haydn a même noté les registres de flûte à utiliser. C’est en fait la première messe symphonique de la musique, ouvrant la voie aux messes de Beethoven et de Schubert par l’ampleur monumentale de sa conception comme par l’unité toute nouvelle de ses parties.
En dépit de cela Haydn traduit avec une grande précision toutes les nuances du texte. On pourrait en faire une analyse détaillée; on peut relever au moins le brusque piano, sinon pianissimo, sur le mot invisibilium «le monde invisible» ou les étonnantes interventions des trompettes lors du passus et sepultus (il a souffert la passion et fut mis au tombeau) et lors de l’évocation du jugement dernier dans le Credo. Il n’y a sans doute aucune autre messe concertante qui a sû exprimer avec une perfection comparable le « trisagion», le « trois fois saint « sur lequel débute le Sanctus. Et le quatuor avec chœur du Benedictus, avec ses trois sections faisant entendre que «Celui qui vient au nom du Seigneur» (citation de l’entrée de Jésus à Jérusalem le dimanche des Rameaux) est bien le symbole du Dieu trinitaire.
La splendeur de l’invention mélodique, la monumentalité des chœurs, la richesse de l’orchestration, se conjugue avec une rare science contrapuntique: la grande fugue qui conclut le Gloria In gloria Dei Patris. Amen est une des plus imposantes de l’époque. Aucune autre partition de Haydn n’atteint une maîtrise aussi naturelle de la modulation expressive dans le langage harmonique; Haydn devient ici l’égal de Mozart de ce point de vue, enchaînant des tonalités apparemment très éloignées d’une manière parfaitement naturelle. Tout cela, il faut y insister, est au service de la seule vérité et intensité de l’expression. L’Agnus Dei d’un dramatisme bouleversant, ne sort jamais du cadre hiératique de la musique liturgique, de sa fonction première: conduire l’homme jusqu’au seuil de la prière du cœur et du «repos en Dieu».
Carl de NYS
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