Antonio Vivaldi, aujourd'hui l’un des compositeurs les plus populaires, aura connu un étrange destin. Longtemps la coqueluche de la vie musicale vénitienne, il n'en fut pas moins vilipendé par deux de ses éminents compatriotes. Benedetto Marcello le railla dans son fameux Teatro alla moda et Carlo Goldoni l’expédia comme « excellent joueur de violon et compositeur médiocre ». Ces raisons – ou d’autres – le poussèrent à quitter en 1740 la Sérénissime République pour une destination inconnue. Il mourut l'année suivante à Vienne où, un demi-siècle exactement avant Mozart, on l’inhuma sans cérémonie dans le même cimetière des indigents...
Il disparut ensuite de la mémoire de ses contemporains, puis de celle de la postérité, pour être sauvé in extremis par le plus illustre de ses arrangeurs. Vers la fin du xixe siècle, le regain d’intérêt pour Jean-Sébastien Bach incita en effet quelques musicologues à déchiffrer le nom de celui dont le Kantor, sans doute à Weimar, avait transcrit une douzaine de concertos. Toutefois, de longues décennies s’écoulèrent encore avant que la fameuse thèse de Marc Pincherle, en 1913, n’ouvre la voie à de nouvelles recherches qui révélèrent peu à peu aux érudits l'une des œuvres majeures du xviiie siècle. Enfin, Les Quatre Saisons et le microsillon lui apportèrent une gloire universelle dont chaque nouvel enregistrement nous prouve combien elle est méritée.
Á bien des égards, toutefois, Vivaldi demeure un mystère. On connaît de lui beaucoup de détails, mais peu de l’essentiel. Certes, on a fait des progrès depuis l'édition 1922 du dictionnaire Larousse qui ignorait encore la date de la naissance et se trompait sur celle de la mort. Mais, hormis de son propre père, Giovanni-Battista Vivaldi, violoniste à la chapelle dogale, on ne sait toujours pas qui furent ses maîtres. Grâce à son surnom de « prete rosso », il est avéré qu'Antonio était roux – un vrai roux, à la différence des belles Vénitiennes qui obtenaient la couleur de leur chevelure à force de henné et d’exposition au soleil sur l’altana. On sait aussi qu’il était de santé fragile et qu'il reçut l’ordination à vingt-cinq ans, le 23 mars 1703, mais que le Patriarcat le dispensa aussitôt de servir la messe et d'exercer un ministère. Etait-il un abbé mondain, trop ami des belles cantatrices ou ce prêtre-compositeur dont nous parle Goldoni, allant incessamment du bréviaire au violon ? Etait-il fourbe ou ingénu, gai ou neurasthénique, emporté ou patient ? On en connaît plusieurs portraits, mais seule, une petite caricature de Ghezzi est assurément authentique. Á chacun, alors, d'imaginer son Vivaldi en pensant à la musique de Vivaldi, ou au siècle de Vivaldi, ou à la Venise de Vivaldi, toutes choses éminemment plurielles.
Nous n’avons, en fait, qu’une seule certitude : la « furie de composition » que le Président de Brosses rapporte dans ses Lettres d’Italie et dont témoigne l’œuvre gigantesque de Vivaldi, encore incomplètement enregistrée ou exécutée : une centaine de sonates, une vingtaine de sinfonie, près d’un demi millier (!) de concertos, une trentaine de motets et d'oratorios, une soixantaine d'opéras et d'innombrables airs et cantates profanes …
Les Quatre saisons constituent les premiers concertos du recueil Il Cimento dell'Armonia e dell'Inventione (« L'affrontement de l'harmonie et de l'imagination »), op. 8, qui en comporte douze au total et qui fut publié à Amsterdam vers 1725 par Le Cene. La partition est dédiée à
un amateur, le comte de Morzin. Selon la préface, « ledit comte avait écouté ces concertos avec bienveillance longtemps avant l’édition, mais leur intérêt était en quelque sorte renouvelée par l’adjonction des sonnets et par l’explication détaillée de toutes les péripéties ». Il s'agissait en fait d'un programme sous forme de sonnets dont chaque partie correspondait étroitement à une section de la partition. On ignore du reste si Vivaldi composa ses concertos en s’inspirant des sonnets ou si ces derniers, trouvés après coup, furent ajoutés en guise de « prospectus ».
Il est peu probable que l’auditeur d’aujourd’hui soit sensible à ces « explications détaillées ». On en donnera cependant un exemple avec le tableau décrit dans « L'Automne », qu’on imaginera volontiers peint par Pietro Longhi :
A - Par leurs chants et leurs danses, les paysans célèbrent le beau plaisir d'une heureuse récolte;
B - Et de la liqueur de Bacchus, tous s’allument si fort
C - Que leur joie sombre dans le sommeil.
D - Grâce à l'air qu'adoucit le plaisir,
chacun laisse là ses chants et ses danses:
C'est la saison qui invite chacun à la volupté d'un si doux sommeil
E - Á l'aube nouvelle les chasseurs partent en chasse au son du cor, avec leurs fusils et leurs chiens;
F - La bête s'enfuit; ils en suivent la trace.
G - La voici étourdie, lasse de tout ce bruit de fusils et de chiens; menacée et blessée
H - Elle tente encore de fuir mais, accablée, se meurt.
En leur temps, le succès des Quatre saisons ne fut pas moindre qu’aujourd’hui. En France, « Le Printemps » fut arrangé de mille manières. Chedeville en fit une musette, Corrette, un motet sur le Psaume 148, Laudate Dominum de cœlis, et Jean-Jacques Rousseau, un solo pour la flûte.
Franco Gulli interprète ici lesQuatre saisons sur le célèbre Stradivarius « Maréchal Berthier » qu’il tenait de Ferenc von Vecsey (1893-1935), son maître, dédicataire du Concerto pour violon de Sibelius.
Gerard Gefen
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